Pendant mon enfance, vous m’apparûtes, une nuit de mai, aux rayons de la lune,
sur une prairie verdoyante, aux bords d’un ruisseau limpide,
toutes les trois égales en grâce et en pudeur, toutes les trois pleines de majesté comme des reines.
Vous fîtes quelques pas vers moi, avec votre longue robe, flottante comme une vapeur,
et vous m’attirâtes vers vos fières mamelles, comme un fils béni.
Alors, j’accourus avec empressement, mes mains crispées sur votre blanche gorge.
Je me suis nourri, avec reconnaissance, de votre manne féconde,
et j’ai senti que l’humanité grandissait en moi, et devenait meilleure.

Depuis ce temps, ô déesses rivales, je ne vous ai pas abandonnées.

Depuis ce temps, que de projets énergiques, que de sympathies,
que je croyais avoir gravées sur les pages de mon coeur, comme sur du marbre,
n’ont-elles pas effacé lentement, de ma raison désabusée, leurs lignes configuratives,
comme l’aube naissante efface les ombres de la nuit !

Depuis ce temps, j’ai vu la mort, dans l’intention, visible à l’oeil nu, de peupler les tombeaux,
ravager les champs de bataille, engraissés par le sang humain et faire pousser
des fleurs matinales par dessus les funèbres ossements.

Depuis ce temps, j’ai assisté aux révolutions de notre globe ; les tremblements de terre,
les volcans, avec leur lave embrasée, le simoun du désert et les naufrages
de la tempête ont eu ma présence pour spectateur impassible.

Depuis ce temps, j’ai vu plusieurs générations humaines élever, dès le matin,
ses ailes et ses yeux, vers l’espace, avec la joie inexpériente de la
chrysalide qui salue sa dernière métamorphose, et mourir, le soir, avant le coucher du soleil,
la tête courbée, comme des fleurs fanées que balance le sifflement plaintif du vent.